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IL A SAISI UNE CRAIE JAUNE DANS LA BOÎTE DE L'ÉPONGE ET A ÉCRIT UN NOM AU TABLEAU : CRASTAING.
Ce n'est pas le nom qui m'a frappé, c'est l'écriture : zigzags de craie jaune, une écriture aiguë, tranchante, qui n'était pas du tout celle de notre Instit' Bien Aimé... On aurait juré un brusque éclair sur le tableau noir !
Puis, il s'est retourné et a claqué des mains :
- Debout!
Une voix si différente de la sienne que nous en sommes tous restés cloués à nos chaises.
- Allons, debout !
Ce n'était pas une voix, c'était un couteau ébréché crissant sur le fond d'une assiette.
Nous nous sommes tous levés sans le quitter des yeux.
Il a attendu la fin du dernier raclement de chaise, puis, dans un silence de frigo, il a dit :
- Je suis votre nouveau professeur de français ; je viens d'écrire mon nom au tableau ; vous veillerez à ne pas y faire de fautes !
Il y avait une telle menace dans ses paroles que, loin de rigoler, nous sommes restés à l'intérieur de nos têtes, à épeler muettement son nom, avec toutes ses lettres, sans oublier le « G » final.
- Maintenant, regardez-moi bien.
Pour le regarder, on le regardait !
Ses yeux semblaient avoir rétréci dans ses orbites et on aurait juré qu'il avait maigri du nez.
- Je suis petit, je suis vieux, je suis chauve, je suis fatigué, je suis malheureux, ça m'a rendu méchant et je suis extrêmement susceptible !
Un regard si fixe, une voix si rouillée, un nez si coupant, une telle sensation de fatigue… oui… comme si M. Margerelle était devenu, sous nos yeux, la momie de M. Margerelle.
- Au début de chaque cours, vous vous tiendrez debout derrière vos chaises. (Silence.) Vous ne vous assiérez que lorsque je vous le dirai. (Silence.) Et, quand la cloche sonnera, vous attendrez que je vous donne l'ordre de sortir. (Silence.) C'est la moindre des politesses.
Son regard fiévreux sautait comme une puce sur chacun d'entre nous.
- Vous m'avez compris ?
Le reste de son visage restait parfaitement immobile, joues creusées, lèvres blanches.
- Asseyez-vous.
Il s'assit après nous, d'un seul coup, comme un bâton qui se casse.
- Prenez une feuille et écrivez dictée.
Il sortit de son cartable une règle de bois noir qu'il déposa à sa droite, sans le moindre bruit, puis une vieille montre qu'il posa à sa gauche, sans le moindre de bruit, et un livre qu'il ouvrit exactement en face de lui et dont il lissa soigneusement les pages, sans le moindre bruit.
- Quatre points par faute de grammaire, deux par faute de vocabulaire, un demi-point pour les accents et la ponctuation. Tracez une marge de trois carreaux. Je vous rappelle que l'usage du stylo rouge est strictement réservé à vos professeurs.
Kamo passa toute la récré à rassurer le petit Malaussène.
- Arrête d'avoir la trouille, Le Petit !
C'est un jeu, rien qu'un jeu ! Mais quel mec, hein, le Margerelle!. Quand il a annoncé qu'il était chauve, je vous jure que je l'ai vu chauve, plus un poil sur le caillou ! Absolument génial !
- Peut-être, intervint le grand Lanthier, mais j'ai pas envie de me taper ce genre de génie toute l'année.
- On ne l'aura que cinq heures par semaine ! s'exclama Kamo, c'est ça qu'il y a de formidable, avec la sixième ! On ne se farcira la momie de français que cinq heures par semaine ! Le reste du temps on aura les autres ! Tu n'es pas curieux de découvrir le suivant de ces messieurs, Lanthier ?
« Le suivant de ces messieurs » traversa la classe en trois enjambées :
- Hellow !
C'était un type tout en bras et jambes avec un grand sourire vissé au milieu de la figure. Debout derrière nos chaises, nous le regardions, raides comme des stalagmites.
- Maï nêïme iz Saïmone ! s'exclama-t-il.
Sourire et regard écarquillés, il nous regardait tout ravi, exactement comme s'il nous
voyait pour la première fois. C'était Margerelle, bien sûr... et pourtant, ce qui se tenait là, debout devant nous, avec ce sourire immobile et ces grands bras désarticulés, n'avait absolument rien à voir avec M. Margerelle. Ni avec M. Crastaing.
- Qu'est-ce qu'il dit? chuchota Lanthier.
- Saïmone! répéta le nouveau Margerelle en se frappant gaiement la poitrine de l'index.
Sur quoi, il écrivit une phrase au tableau (grande écriture désordonnée) : « My name is Simon »... Et, se désignant de nouveau du bout de son index, il aboya joyeusement :
- Saïmone! Caul mi Saïmone! (Que j'orthographie ici à peu près comme je l'entendais.)
- Quoi ?
- Je crois que c'est de l'anglais, murmura le petit Malaussène. ll dit qu'il s'appelle Simon, et qu'il faut l'appeler comme ça.
- Evidemment, s'il s'appelle Simon on va pas l'appeler Arthur !
La remarque de Lanthier mit le feu au rire de Kamo qui se propagea illico à toute la classe. Un incendie de rigolade, tout le monde plié en deux, sauf Lanthier qui bredouillait :
- Qu'est-ce que j'ai dit ? Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Okèyï ! fit M. Simon, avec son grand sourire, en levant ses bras immenses.
- Okèyï !
Puis, sa voix se mit à enfler comme une sirène, et, parole d'honneur, je n'ai jamais entendu quelqu'un gueuler si fort en conservant exactement le même sourire sur les lèvres.
-Okèyï, Okèyï ! Okèyï ! Okèyï !
Stupeur donc, et silence, bien sûr.
Et lui, tout doucement, avec le même sourire :
- Ouell (il écrivit « well » au tableau) : Ouell, ouell, ouell...
Puis :
- Site daoune, plize.
Comme on le regardait s'asseoir, il répéta, en nous désignant nos chaises, toujours souriant :
- Plize, site daoune !
- Il a l'air de vouloir qu'on fasse comme lui, fit Kamo en s'asseyant.
A peine la classe eut-elle imité Kamo, que Misteur Saïmone se releva d'un bond, comme une marionnette hilare :
- Stêndœupp !….
(Quelque chose comme ça... )
- Il veut qu'on se relève, dit le petit Malaussène.
- Faudrait savoir... ronchonna le grand Lanthier.
Tout le monde debout, donc.
- Tœutch your naoze!
- Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Kamo.
- Your naoze! Tœutch your naoze!
Du bout de son doigt, M. Simon désignait le bout de son nez.
- Il veut qu'on se mette les doigts dans le nez ? demanda le grand Lanthier.
Nouveau fou rire de Kamo. Nouveau fou rire de la classe.
- Qu'est-ce que j'ai dit ? demanda Lanthier.
- Okèyï, Okèyï ! Okèyï ! Okèyï !
Silence.
- Your naoze, plize...
- Il serait prudent de lui obéir, dit Kamo en se touchant le bout du nez.
- Ouell, ouell, ouell, ronronna M. Simon, visiblement satisfait.
- Site daoune, naoh.
Puis, jaillissant de nouveau :
- Stêndœupp !
Nous commencions à comprendre son système. Il était en train de nous apprendre l'anglais. Il suffisait de mimer ce qu'il faisait, de retenir ce qu'il disait et de lire au tableau ce qu'il y écrivait : « naoh », par exemple, devenait « now », « plize » donnait « please », « stêndœupp » faisait « stand up »... et ainsi de suite. C'était pas mal, comme truc. Surtout avec ce grand sourire qui ne quittait jamais son visage. Logiquement, ça aurait dû marcher. Seulement, il n'était pas tout à fait au point, Misteur Saïmone, il laissait la machine s'emballer...
Au début, nous mimions tout, bien sagement, puis, le rythme s'accélérant peu à peu, l'excitation nous gagnait, Misteur Saïmone, sans le faire exprès, donnait les ordres de plus en plus vite, de plus en plus fort : « Assis ! debout ! marchez ! courez ! lisez ! sautez ! dormez ! écrivez ! montrez votre nez ! vos pieds ! assis ! debout ! dormez ! riez ! rêvez ! criez ! » jusqu'à ce que nous soyons excités comme des puces. Oui, voilà ce que nous devenions :une armée de puces en folie-folle, absolument incontrôlables, renversant les chaises et grimpant sur les tables, tournant à toute allure autour de la classe en poussant des hurlements soi-disant britanniques qui devaient s'entendre dans tout le vingtième arrondissement, jusqu'à ce que lui-même, Misteur Saïmone, toujours souriant (« C'est pas possible, il a dû naître avec ce
Sourire ! » affirmait Kamo), couvrît tout ce tumulte de son propre hurlement :
- Okèyï, Okèyï ! Okèyï ! Okèyï !
Alors, tout le monde s'immobilisait dans une classe transformée en terrain vague... et... « Ouell, ouell, ouell »... puis, de nouveau : « Site daoune... stêndœupp »... et c'était
reparti pour un tour.
Je me rappellerai toute ma vie la finde ce premier cours. Misteur Saïmone avait complètement perdu le contrôle de la situation. Je crois même qu'à force de courir, sauter, tomber sur nos chaises et bondir sur nos pieds, à force de hurler et de rigoler comme des malades, nous avions tout simplement oublié son existence. A vrai dire, nous n'entendions
même plus ses ordres. Son « okèyï-okèyï-okèyï ! » ne couvrait plus le vacarme. Le sol tremblait sous nos pieds et l'école tout entière se serait probablement effondrée si la porte de notre classe n'avait brusquement claqué en plein cœur du tumulte.
- Qu'est-ce que c'est que ce cirque?
Nous mîmes un certain temps à comprendre le changement de situation.
- Vous allez vous calmer, oui?
Et, tout à coup, nous comprîmes que ce n'était plus Misteur SaÏmone qui se trouvait
là devant nous. Cette voix autoritaire et. basse à la fois... cette immobilité... pas de doute... c'était un autre... encore un autre Margerelle... qui nous regardait, les bras croisés et le dos appuyé à la porte de la classe.
- Vous êtes tombés sur la tête ou quoi ?
Un troisième Margerelle, aussi paisible que SaÏmone était agité, avec une voix aussi chaude qu'était glaciale celle de Crastaing.
Une fois le calme revenu, Kamo ne put s'empêcher de s'exclamer :
- Alors là, chapeau, monsieur ! Bravo ! Vraiment, bravo !
Le nouveau Margerelle tourna la tête vers Kamo et demanda, en haussant les sourcils :
- Comment t'appelles-tu, toi ?
Kamo hésita avant de répondre mais comprit à temps que l'autre ne blaguait pas :
- Kamo... je m'appelle Kamo...
Et, parce que, même intimidé, Kamo restait Kamo, il ajouta :
- Et vous?
Une ombre de sourire passa sur le visage du nouveau Margerelle.
- Arènes, je suis M. Arènes, votre professeur de mathématiques.
Puis, en se dirigeant tranquillement vers le bureau.
- Allez, rangez-moi ce foutoir, qu'on puisse passer aux choses sérieuses.
Il marchait pesamment. Le lent balancement de ses épaules donnait l'impression qu'il était plus petit que les autres Margerelle, plus lourd, aussi. A la façon dont il attendit sans impatience, appuyé au tableau, que nous ayons remis la classe à l'endroit, j'ai compris que ce serait lui mon professeur préféré.



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