LE CHAGRIN DE MADO-MAGIE EXPLOSA AU DESSERT .
- BON DIEU QUE JE SUIS MALHEUREUSE !
Moune ma mère venait de lui servir une charlotte à la framboise. Mado-Magie criait :
- C'est pas possible d'être aussi malheureuse ! C'est vraiment pas possiiiiible !
Une seconde plus tôt, Mado-Magie riait, plaisantait, vivait, elle était Mado-Magie, ma marraine préférée, et, soudain, ces hoquets de douleur, son visage comme une serpillière, cette pluie de larmes dans la sauce à la framboise, c'était la première fois que je la voyais pleurer :
- Je souffre ! Je sou-ou-ou-ouffre ! Si vous saviez ce que j'en baaaaave !
Son poing s'abattit sur la table. Transformée en catapulte, sa cuiller envoya la charlotte s'écraser juste en face d'elle contre le front de Pope mon père.
Pope laissa la charlotte dégouliner le long de sa moustache. Il tendit son énorme main au-dessus de la table et la posa le plus doucement possible sur le poing serré de Mado-Magie.
- Arrête, Magie
arrête
c'est peut-être pas si grave que ça, il va revenir
-Quoi ?
Elle cessa aussitôt de pleurer.
- Qu'est-ce que tu dis ?
Elle regardait Pope comme si elle voulait y mettre le feu.
- Qu'il revienne ? Tu voudrais qu'il revienne ? Et puis quoi, encore ?
Pope jeta un coup d'il affolé à Moune. Il se mit à bafouiller :
- Mais alors
alors
pourquoi est-ce que tu pleures comme une Madeleine !
C'était un jeu de mots. Parce que Mado-Magie, c'était Marjorie Madeleine en vrai. Marjorie son prénom et Madeleine, l'autre nom, le grand, celui de famille. Un jeu de mots qui ne la fit pas rire, en tout cas. De ses lèvres, maintenant blanches et serrées, sortait un petit sifflement venimeux :
- Mon pauvre vieux, mais tu ne comprends rien à rien, alors ?
Pope regarda Moune pour la seconde fois, un peu comme on lance une ancre dans la tempête. Et, comme toujours quand Pope la regarde avec ces yeux-là, Moune ma mère expliqua :
- Elle ne veut pas qu'il revienne ! C'est pour ça qu'elle souffre tant !
Mado s'était levée. Elle essuyait toutes ses larmes avec le dos de ses deux bras, comme un koala. Elle renifla. Elle sourit.
Elle dit :
- Excusez-moi.
Puis, à Pope, avec un petit rire :
- Ça te va pas mal, la charlotte.
Elle embrassa Moune et la main de Pope :
- Pardonnez-moi, mes chéris, allez, il faut que je me sauve.
Elle ajouta :
- Dans tous les sens du terme.
Sans comprendre ce qu'elle voulait dire par là, j'ai couru jusqu'à ma chambre où elle avait laissé son sac et son manteau. Quand je l'ai retrouvée, sur le palier, elle m'a ébouriffé les cheveux.
- T'inquiète pas
c'est des bêtises
un petit chagrin de grand c'est moins grave qu'un grand chagrin de petit.
Arrivée en bas de l'escalier, elle a levé la tête et elle m'a crié :
- C'est pas ça qui va me faire oublier la date de ton anniversaire !
Une petite blague entre nous deux, parce que justement elle l'oubliait toujours, mon anniversaire ; ses cadeaux tombaient comme la pluie, n'importe quand.
Pope et Moune desservaient la table. Je les ai écoutés par la porte entrebâillée. Enfin, pas écoutés vraiment
un peu écoutés, quoi.
Moune disait :
- Incroyable, ce type ! Non seulement il la quitte sans un mot d'explication, mais il est parti en emportant la télé !
Pope a demandé :
- Qu'est-ce qu'il faisait dans la vie ?
- Professeur, dit Moune, au collège
sixième, cinquième, je crois.
Pope a levé les bras au ciel :
- Un prof ! Et qui se barre en emportant le poste de télévision ! Ah ! l'humanité
je te jure
l'humanité !
(« Ah ! l'humanité
» C'était un soupir que poussait toujours Pope mon père quand il n'était pas content des hommes
« Ah ! l'humanité
»)
Là je suis entré dans al salle à manger et j'ai prononcé une phrase absolument incroyable.
- On n'a qu'à lui donner la nôtre !
Pope et Moune m'ont regardé comme un seul homme.
- Qu'est-ce que tu dis, toi ?
C'est toujours comme ça qu'ils m'appellent : « toi ». Et je me reconnais toujours, parce que moi, on ne peut pas se tromper, c'est moi. J'ai répété :
- Magie
on n'a qu'à lui donner notre télévision. Ça la consolera un peu.
Moune a eu un sourire qui voulait dire : « Mon Dieu comme il est gentil, mon garçon ». Et Pope s'est contenté d'approuver en me lorgnant du coin de l'il.
- Pas une mauvaise idée
d'autant plus que l'année prochaine tu entres en sixième
alors, plus question de télé, hein ? Plus le temps
______________________NOTRE INSTIT' BIEN AIMÉ_____________________
LE LENDEMAIN, À LA RÉCRÉ DE DIX HEURES, KAMO M'A ENGUEULÉ COMME DU POISSON POURRI.
- Mais ça va pas, ma parole ! T'es dingue ou quoi ? Donner votre télé à Mado-Magie parce que son copain l'a quittée ! Et quand le prochain s'en ira en emportant le frigo ? Et la machine à laver au suivant ? Mais tu vas finir dans un désert ! Tu la conais, pourtant, Mado-Magie, non ? Ton père a accepté ?
- Il dit que de toute façon on n'a pas le temps de regarder la télé quand on rentre en sixième
Kamo, c'est Kamo, mon copain de toujours. On s'est connu à la crèche. Le berceau d'à côté. C'est mon créchon. Une sorte de frangin. Je croyais que l'argument de Pope allait le calmer mais ça l'a multiplié par dix. Il s'est mis à beugler en gesticulant :
- Des conneries, tout ça ! rien que des conneries! Si on les écoutait on ne pourrait plus rien faire sous prétexte qu'on rentre en sixième! « Quel âge il a votre petit? Dix ans et demi? Oh! mais ça devient sérieux, plus question de rigoler, il va bientôt rentrer en sixième !» "Ah! non, désolé, l'année prochaine pas de piscine, tu rentres en sixième!» « Quoi? Cinéma ? Rien du tout! Tu ferais mieux de réviser ton calcul si tu veux qu'on t'accepte en sixième!» « Kamo, je te l'ai dit cent fois, on ne met plus son doigt dans son nez quand on va rentrer en sixième !» Tous ! Tous autant qu'ils sont, ils n'ont que ça à la bouche, ma mère, tes parents, le poissonnier : la sixième ! la sixième ! Même le clébard de la boulangère quand il me regarde, j'ai l'impression qu'il va me dire : « Eh! oh! toi, là, fais gaffe, hein, n'oublie pas que l'année prochaine tu entres en sixième... »
Les hurlements de Kamo avaient ameuté les copains. Nos copains de CM2, ceux qui allaient rentrer en sixième, justement. Le grand Lanthier, le plus grand de nous tous, attendit que Kamo reprît son souffle pour dire très vite :
- Il n'y a qu'une seule grande personne qui ne parle jamais de la sixième, une seule!
Kamo avait ouvert la bouche pour continuer sa tirade. Bouche ouverte, il regarda
Lanthier.
- Qui ça?
- M. Margerelle ! répondit Lanthier qui avait toujours peur de dire une bêtise tellement il était grand pour son âge.
Deux secondes plus tard, tout le monde déboulait dans la classe. M. Margerelle était entrain d'imprimer les feuilles d'histoire sur sa Ronéo. Il tournait la manivelle et nos ancêtres les Gaulois sortaient de là en violet très pâle.
- Qu'est-ce que vous faites-là, les enfants? La récré n'est pas finie...
Il nous a dit ça sans se retourner, sans gronder, de sa voix à lui, toujours souriante. C'était notre maître, M. MargerelIe, pas de panique, jamais, « Notre lnstit' Bien Aimé » comme l'appelait Kamo quand on avait une permission à lui demander.
Mais là, tout de même, M. Margerelle a dû sentir que l'heure était grave, le silence bien silencieux, parce qu'il s'est redressé, et nous a fixés un bon moment.
- Qu'est-ce qui se passe?
Kamo a regardé ses basquettes.
- On peut vous poser une question, m'sieur?
M. Margerelle a eu un geste d'impuissance.
- Il n'est pas né celui qui pourra t'empêcher de poser une question.
- Vous ne nous parlez jamais de la sixième, pourquoi?
- Pardon?
- C'est vrai, dit Lanthier, vous êtes la seule grande personne qui ne nous dise rien de rien sur la sixième.
- Tout le monde nous parle de la sixième, tout le monde!
Les copains se déchaînaient :
- C'est vrai ! ma mère! mon père! ma tante! le beau-père de ma sur! la voisine du dessous! l'assistante sociale! Le docteur Muzaine! le garagiste de mon grand-père! même le facteur, hier matin! La sixième! Tout le monde sauf vous ! La sixième ! La sixième!
Un vrai déluge. Au point que M. Margerelle a dû ouvrir ses bras très grands, comme pour arrêter un train fou.
-Stoooop!
On a stoppé.
- Allez vous asseoir.
On s'est assis.
- Bon. Qu'est-ce que vous voulez savoir, sur la sixième?
Kamo a dit :
- Tout.
M. Margerelle s'était assis sur son bureau, en tailleur, comme quand il nous racontait une histoire. ( Il nous racontait des histoires tous les samedis matins. Oui, avec lui 1es samedis ressemblaient à des dimanches.)
- Tout? Vous allez être déçus.
Il a regardé Kamo. Puis nous autres.
- Parce qu'il n'y a rien à savoir, sur la sixième. La sixième, c'est comme le CM2, ni plus ni moins. Les mêmes matières, les mêmes devoirs, les mêmes horaires... un peu plus poussés, comme si on allait un peu plus loin sur le même chemin, c'est tout.
- Alors pourquoi tout le monde nous bassine avec cette foutue sixième? a demandé Kamo qui parlait couramment argot-français, français-argot, un héritage de son père qui était mort trop tôt.
Geste vague de notre lnstit' Bien Aimé :
- Vous connaissez les parents... toujours un peu inquiets pour la suite...
- C'est pas de l'inquiétude, a crié Lanthier, c'est une vraie maladie !
- Enfin, quoi, cette sixième, elle doit bien avoir quelque chose de différent pour les flanquer dans un état pareil !
Kamo avait appuyé sur l'adjectif «différent » en regardant M. Margerelle droit dans les yeux.
- Non, rien de différent. Seulement...
M. Margerelle passa sa main dans sa tignasse. Ce n'était pas des cheveux qu'il avait sur la tête, c'était la forêt d'Amazonie.
- Seulement?
- Eh bien, la seule vraie différence, c'est qu'au lieu d'avoir un seul maître, vous en aurez six ou sept : un pour les maths, un pour le français... un professeur par matière, quoi.
- Ça veut dire qu'ils seront six ou sept fois moins savants que vous ?s'exclama le grand Lanthier.
Margerelle éclata de rire :
- Ne va surtout pas leur dire ça, malheureux !... non, ce sont des spécialistes, un peu comme en médecine : un docteur pour le cur, un autre pour le foie, un troisième pour les reins, tu vois?
- Et alors, demanda Kamo, où est le problème?
(« Où est le problème », c'était l'expression favorite de Tatiana, la mère de Kamo, à qui rien ne paraissait impossible... «Et alors, où est le problème ? »)
- L'adaptation, répondit M. Margerelle.
- L'adaptation?
- Oui, jusqu'à présent vous n'aviez qu'un maître par an, que vous connaissiez bien; bon ou mauvais, vous faisiez avec. En sixième, il faudra vous habituer à six ou sept caractères différents dans la même année. (Il ajouta): Quelquefois très différents. (Il regarda Kamo.) Il pourrait même s'en trouver un qui supporte moins bien qu'un autre les questions de Kamo...
Là, silence. Le genre de silence où on commence à comprendre...
Et c'est dans cette peur silencieuse que j'ai dit :
- Les profs de sixième, c'est tous des voleurs de télés !
Tout le monde m'a regardé, et M. Margerelle avec des yeux grands comme ça.
- Qu'est-ce que tu dis, toi?
Je savais très bien ce que je disais, mais j'ai répondu :
- Rien.
Kamo est revenu à la charge :
- C'est très embêtant, ça, le coup de l'adaptation, c'est très très embêtant...
- Il ne faut rien exagérer, dit M. Margerelle, c'est pas dramatique.
- Pas dramatique ? Un type qui ne répondrait pas à nos questions ! vous trouvez que ce n'est pas dramatique? Et les réponses, alors? Qui est-ce qui nous filera les réponses quand vous ne serez plus là ?
Une telle angoisse dans la voix de Kamo que nous nous sommes sentis orphelins, tout d'un coup, tous ! (Mais, Kamo sans doute plus que nous, vu que son père était mort, un soir, à l'hôpital.) Plus de M. Margerelle, plus d'Instit Bien Aimé, plus de réponses à nos questions... Le petit Malaussène, qui avait un an d'avance sur nous tous, se mit à pleurer... il balbutiait :
- Oh ! Si, c'est grammatique! c'est vachement grammatique!
Kamo lui ôta ses lunettes pleines de buée et, tout en les essuyant avec son mouchoir, dit, très calmement :
- Arrête de pleurer, Le Petit... il y a une solution. Je crois même que je viens de trouver l'idée du siècle.
Puis, à M. Margerelle, un peu comme on donne un ordre :
- Il faut que vous nous prépariez vraiment à la sixième, monsieur, dès demain ! Il faut nous apprendre à affronter tous ces caractères différents !
- On peut savoir comment? demanda M. Margerelle qui commençait à s'amuser.
Le visage de Kamo s'illumina, comme toujours quand il trouvait « l'idée du siècle » (ce qui lui arrivait deux ou trois fois par jour).
- En jouant les rôles de tous ces nouveaux profs! s'exclama-t-il. Fini le M. Margerelle que nous connaissons tous! Vous arrivez demain et vous jouez le rôle d'un prof de maths complètement inconnu, ou du nouveau prof d'anglais, vous allez jouer tous ces rôles de
profs inconnus, comme vous faites avec les personnages de Molière... tous !
- Même celui qui répond pas aux questions? demanda le petit Malaussène avec un reste de
peur dans la voix.
- Surtout lui! C'est surtout à celui-là qu'il faut « s'adapter ! »
Kamo tomba à genoux et leva des bras suppliants vers M. Margerelle toujours assis sur son perchoir :
- Allez, quoi, notre lnstit' Bien Aimé! faites ça pour nous !
Toute la classe l'imita. A genoux, tous, bras levés, tous, et braillant comme des affamés :
- Faites-le pour nous, notre lnstit' Bien Aimé ! faites-le pour nous !
D'abord, M. Margerelle ne répondit rien. Les mains à plat sur le bureau, il secouait lentement la tête de droite à gauche en regardant ses pieds avec un sourire qui n'en revenait pas.
Puis, il dit :
- Décidément, tu es complètement cinglé, mon pauvre Kamo.
C'était dit sur un ton affectueux. Mais Kamo sentit que le vent tournait.
- C'est oui ou c'est non ?
M. Margerelle sauta de son bureau sur le sol.
- C'est non. Je ne suis pas le clown de service.
Et, avant que quelqu'un ait pu ajouter un seul mot :
- Et vous n'êtes pas des guignols. Fini la rigolade. Asseyez-vous et sortez vos classeurs d'histoire.